Association Médiévale Romande - Valorisation du patrimoine médiéval suisse romand

La bataille d’Azincourt, 25 octobre 1415

2.3. Éléments stratégiques et techniques

2.3.1. Archers contre cavalerie

Le rôle des archers anglais est souvent vu comme l’élément-clé dans la débâcle française à Azincourt, mais l’historiographie actuelle n’est pas d’accord sur la question[1]. Sans souscrire unilatéralement à cet aspect mythique – on ignore de fait les raisons exactes de l’issue de la bataille, et il n’y a pas un facteur unique –, il faut reconnaître que les sources contemporaines de la bataille les mentionnent abondamment, comme dans cet extrait :

Ce fut précisément ce qui devait, dans l’opinion des Français, nuire le plus à leurs ennemis qui assura la victoire des Anglais, surtout la continuité avec laquelle ils firent pleuvoir sur nos troupes une effroyable grêle de traits. Comme ils étaient légèrement armés et que leurs rangs n’étaient pas trop pressés, ils avaient toute la liberté de leurs mouvements, et pouvaient porter à leur aise des coups mortels.[2]

Ici, le Religieux de Saint-Denis souligne clairement l’impact de la pluie de traits que les anglais ont fait pleuvoir sur leurs adversaires, les empêchant d’avancer ; on retrouve la même rhétorique chez Monstrelet et Le Fèvre[3]. Du côté anglais, la conscience du rôle essentiel joué par les archers est aussi présente : « God and our archers made them stumble », avance le Brut, avant d’affirmer de manière hyperbolique qu’aucune flèche anglaise n’a manqué sa cible[4].

Sans entrer dans les détails, penchons-nous sur quelques spécificités techniques de ces archers et de leur arme de prédilection, l’arc long (longbow). Généralement en bois d’if, il mesure au moins 1 mètre 50[5] mais peut dépasser les 2 mètres[6], et tire environ 10 flèches par minute, ce qui remet en question les pluies incessantes décrites par certaines chroniques[7]. La question de sa portée est débattue : selon Bennett, les historien·ne·s se répartissent entre « minimalistes »  et « maximalistes », mais il est difficile d’estimer avec exactitude la distance atteinte , d’autant qu’il existe plusieurs manières de tirer, et qu’il faut encore distinguer la portée maximale de la portée effective[8]. Ainsi, d’après Contamine, « la portée maximum de ses flèches est de 250 mètres ; mais au-delà de 150 mètres, leur efficacité semble médiocre »[9]. Même si les combattants protégés par des armures étaient rarement tués directement par une flèche, les descriptions de chevaux qui en sont traversés permettent d’attester la capacité léthale de l’arc anglais[10]. Bien que ce soit une arme efficace, ce n’est pas pour autant une technologie invincible, mais la puissance physique n’est pas forcément l’aspect primordial sur le champ de bataille. La dimension psychologique est au moins aussi importante[11], et les textes des chroniqueurs – surtout français – montrent bien le coup rude porté par la nuée de flèche qui disperse les rangs et les empêche d’avancer.

En face, l’armée française compte sur sa charge de cavalerie, qui a également fait ses preuves. Les Français sont conscients de la menace posée par les archers anglais, et l’un des plans de bataille retrouvés indique une stratégie spécifique pour les contrer :

Item, se ferra une bataille de cheval grosse de bonnes gens jusques au nombre de mil hommes darmes du moins ; […] la quelle bataille se tiendra hors de toutes les autres batailles au coste senestre, un pou sous la derrere. Et la quelle bataille sera pur ferir sur les archers et ferra leur povoir de les rompre.[12]

Cela correspond à une tactique mise au point par l’armée française après le désastre des chevauchées anglaises au début de la guerre de Cent Ans : un assaut coordonné entre les tireurs qui font face aux Anglais ; les hommes de pied qui avancent au milieu ; et la cavalerie qui charge sur les archers ennemis pour interrompre leurs tirs[13]. Cependant, il faut garder à l’esprit que « le choc d’une telle cavalerie est irrésistible mais ses possibilités de manoeuvre sont restreintes et elle ne peut guère agir que dans des conditions favorables »[14], qui n’étaient pas réunies à Azincourt. De plus, ce pan complexe exige un contrôle précis des commandants de l’armée, le connétable d’Albret et le maréchal Boucicaut, mais ces derniers ont été écartés par d’autres nobles le jour de la bataille et n’ont pu jouer leur rôle[15].

En plus de ces malentendus internes dans le camp français, Henri V est mis au courant du plan destiné à contrer ses archers, grâce à des Français capturés quelques jours avant la bataille. Cela laisse donc aux Anglais l’occasion de mettre au point à leur tour une défense, que l’auteur anonyme de la Gesta – présent sur les lieux – décrit avec une grande précision : chaque archer doit se munir d’un pieu de bois, d’au moins  1 mètre 80 (6 pieds), dont l’une des extrémités est fichée dans le sol et l’autre pointée vers l’ennemi au-dessus de la hauteur de la taille, afin de briser la charge des cavaliers, forcés de reculer ou de se faire empaler[16]. Cette innovation permet également de fournir une ligne de protection – au moins psychologique[17] – pour les archers, qui peuvent continuer à tirer sur l’ennemi. L’utilisation de pieux avait probablement déjà été utilisée à la bataille de Nicopolis (1396) par les janissaires du Sultan ottoman Bayezid II, qui ont défait une armée croisée. Ironie du sort, cette stratégie est décrite quelques années avant Azincourt dans un ouvrage dédié au maréchal Boucicaut[18]. Ainsi, la tactique principalement défensive des Anglais leur permet de forcer les Français à avancer, dispersant leurs rangs et les rendant vulnérables aux tirs des archers[19].

[1] ROGERS Clifford Jeffrey, « The efficacy of the English longbow : a reply to Kelly DeVries», Essays on medieval Military History. Strategy, Military Revolutions and the Hundred Years War, Farnham : Ashgate Variorum, 2010, p. 233.
[2] Le Religieux de Saint-Denis, op. cit., p. 40.
[3] Par exemple LE FEVRE, op. cit., p. 198.
[4] Brut, op. cit., p. 92.
[5] CONTAMINE, Azincourt, op. cit., p. 89.
[6] BENNETT, chap. cit., p. 100.
[7] WOOSNAM-SAVAGE, chap. cit., p. 147.
[8] BENNETT, chap. cit., p. 98.
[9] CONTAMINE, Azincourt, op. cit., p. 89.
[10] ROGERS, « The efficacy... », chap. cit., p. 237-238.
[11] Ibid., p. 234-235.
[12] PHILLPOTTS, art. cit., p. 65-66. 
[13] BENNETT, chap. cit., p. 98-102.
[14] FINÓ, art. cit. p. 16.
[15] BENNETT, chap. cit., p. 102.
[16] Gesta, op. cit., p. 30.
[17] WOOSNAM-SAVAGE, chap. cit., p. 153.
[18] BENNETT, chap. cit., p. 105.
[19] ROGERS Clifford Jeffrey, « The offensive/defensive in medieval strategy», Essays on medieval Military History. Strategy, Military Revolutions and the Hundred Years War, Farnham : Ashgate Variorum, 2010, p. 159-161.

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